Pour cette nouvelle note dans sa série « Ouvrons l’œil et le bon ! » Bernard Clesse nous livre un sujet bien intrigant…
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par Bernard CLESSE, assistant de direction et Écopédagogue au Centre Marie-Victorin des CNB.
« Jardin de crustacés »… Voilà un titre bien étrange ?
Mais les lecteurs assidus de l’Érable s’en remémoreront, mon collègue Vincent vous en a parlé il n’y a pas si longtemps, je veux parler des lichens crustacés !
Mais pourquoi « jardin » de crustacés ? Voyez vous-même ! En s’approchant du tronc de tilleul (1) encore bien caractérisé à cette époque par ses bourgeons bossus (2), on se rend bien compte qu’il est complètement couvert de lichens (3)*, aucune surface quasiment ne leur échappe vraiment : un véritable « jardin lichénique » ! En continuant à se rapprocher du tronc, on se rend compte que sur quelques centimètres carrés (4), plusieurs espèces se côtoient ou, se concurrencent, faudrait-il plutôt écrire. Petit jeu d’observation : sur la photo ci-dessous (5), combien d’espèces différentes voyez-vous ? Prenez bien le temps nécessaire et découvrez-les sur la photo suivante (6) mais je suis persuadé que vous n’aurez pas repéré l’espèce n°4 ! Je vous présenterai plus bas ces différentes espèces.
* Ceci dit, quand vous regardez la couleur d’un tronc, en général, cette observation est trompeuse car ce n’est pas tant la couleur « normale » du tronc que vous voyez mais bien la couleur dominante des lichens !
Observez bien ces lignes noires sinueuses bien visibles à différents endroits : il s’agit de lignes hypothallines (7) ou frontières ou, encore, lignes de démarcation entre deux espèces voire deux individus. Chaque lichen a envie d’occuper l’espace nécessaire à sa survie et donc tout étranger est sommé de s’arrêter à cette ligne sinon gare aux antibiotiques produits par le champignon !
Petit rappel : un lichen est un champignon qui a besoin obligatoirement d’une algue (parfois d’une cyanobactérie, et parfois des deux, voire plus !) pour vivre. L’algue, elle, peut très bien vivre sa vie en indépendance quoique son approvisionnement en eau risque d’en pâtir à certains moments. La relation qui unit le champignon et « son » algue et qui va donner lieu à la formation d’un organisme mixte bien original, est une relation de type symbiotique, à savoir : le champignon qui constitue plus de 90% de l’organisme va héberger l’algue et l’approvisionner en eau atmosphérique ; l’algue de son côté va fournir au champignon une bonne partie de la matière organique élaborée par sa photosynthèse. Un « win win » en quelque sorte…
Comment se présente un lichen ? En fait, ce que l’on voit du lichen se nomme un thalle, n’y cherchez donc pas une structure rappelant tiges et feuilles, ça n’existe pas chez les lichens qui, pour rappel, ne sont pas des végétaux mais appartiennent au règne des champignons !
Ce thalle peut être très variable d’aspect mais dans le cas qui nous occupe, il est de type crustacé (formant une fine croûte ou lame très difficilement détachable de son support !), s’étalant en une petite zone arrondie ou étirée et de contour improbable sur l’écorce de notre tilleul. Et pour dire vrai, chez deux des 4 espèces que je vais vous présenter, le thalle est même en bonne partie caché sous l’épiderme, on les appellera des lichens endophloïques. Les deux autres étant épiphloïques et donc posés en surface de l’épiderme. Comme tout champignon, de nombreuses molécules organiques complexes sont fabriquées par le lichen et donc il est tout à fait normal qu’en présence d’un réactif chimique particulier (exemples : KOH = potasse, eau de Javel…), une réaction colorée puisse s’observer, sur le thalle notamment. Il s’agit là d’un critère important pour les lichénologues qui sont aussi un peu chimistes dans l’âme !
Les organes visibles au centre du thalle des 4 espèces sont en fait les appareils de fructification du champignon : soit des apothécies, soit des périthèces. Ces organes en forme de petits disques ou coupes (parfois très resserrées voire contournées et en forme de lèvres) chez les 3 premières, en forme de petites poires pour la dernière, hébergent les asques ou cellules fertiles qui contiennent en général 8 spores chacun.
Découvrons de plus près ces 4 espèces épiphytes* très courantes :
1) Lecidella elaeochroma (8) est un lichen crustacé épiphloïque à thalle blanchâtre à gris verdâtre, typiquement délimité par une ligne hypothalline noire (9). Il porte des apothécies noires de type lécidéine (le rebord de l’apothécie a la même couleur que le centre) en forme de petits disques de 1 mm de diamètre maximum qui, d’abord planes, ont tendance à devenir convexes ou à se friper en vieillissant ou en souffrant de la chaleur. Les asques (10) contiennent 8 spores et les spores (11) sont simples, largement elliptiques et de 10-17 x 6-9 microns.
2) Lecanora chlarotera (12) est un autre lichen crustacé épiphloïque, à thalle blanchâtre à grisâtre mais sans ligne hypothalline. Les apothécies en forme de petits disques sont très densément agglutinées et mesurent au plus 1 mm de diamètre ; elles possèdent un rebord de même couleur que le thalle, et pour sûr car il s’agit ici d’un rebord formé par une expansion du thalle ! On les appellera dès lors apothécies lécanorines. Plusieurs photos ci-jointes montrent des coupes dans une apothécie (13-14) et les algues symbiotiques (15-16) qui sont ici de type chlorococcoïde. La couleur verdâtre à brunâtre du centre de l’apothécie (et donc la partie fertile avec les asques) varie en fonction de l’humidité. Les spores (17) sont simples également, elliptiques, avec 1-2 guttule(s) interne(s) et mesurent 10-15 x 6-8 microns.
3) Arthonia radiata (18) est un lichen crustacé en bonne partie immergé dans l’épiderme et donc ± endophloïque, délimité par une ligne hypothalline brune. Les apothécies, noires ici, ne ressemblent pas du tout à celles des deux espèces précédentes : en forme de petites lèvres (elles sont lirelliformes ou de type « lirelles »), elles sont regroupées en amas, formant ainsi de petites taches noires de contour anarchique, parfois un peu étoilées (on pourrait parfois les comparer à des taches d’encre noire absorbées par un papier buvard) (19). À maturité, les spores possèdent 3 cloisons, sont étranglées au niveau de celles-ci et font 15-20×4,5-6 microns (20). Certaines des spores observées étaient en train de germer (21).
4) Arthopyrenia analepta (22) est un lichen crustacé typiquement immergé et donc endophloïque. Dès lors, quelqu’un de non initié ne le repèrera jamais ! En fait, la seule partie visible à l’extérieur sont ses périthèces (22-23) noirs de 0,5 mm de diamètre maximum, petites « poires » partiellement immergées dans l’écorce et qui renferment les asques ; un minuscule trou ou ostiole permet l’expulsion des spores vers l’extérieur. Sur notre tilleul, sa présence se marque quand même par un brunissement de l’écorce (revoyez la photo 6 pour repérer sa présence sur le tronc !). Les asques présentent 2 enveloppes successives, on les appelle « bituniqués » (24). Les spores ± fusiformes possèdent une périspore (sorte de double enveloppe) (25-26) ainsi qu’une cloison repérable notamment par la petite constriction de la paroi sporale (27) et font 15-23×6-8 microns.
* qui ont besoin d’un support végétal pour se développer (l’épiphyte ne causant aucun tort à son support)
Les 4 espèces que nous venons de voir sont toutes toxitolérantes, c’est-à-dire qu’elles résistent pas mal à la pollution atmosphérique. Maintenant ça ne veut pas dire que si vous en trouvez quelque part sur un tronc, c’est un signe de mauvaise qualité de l’air ! C’est la somme des espèces présentes en un lieu donné et leur quantité qui peuvent donner une indication fiable !
Enfin, signalons que selon le type d’écorce, les lichens épiphytes peuvent être très différents d’une essence (d’arbre ou arbuste) à l’autre. Une écorce acide comme celle du bouleau, du chêne ou de l’aulne n’hébergera pas les mêmes espèces que l’écorce presque neutre d’un érable plane, d’un frêne ou, encore, d’un peuplier. Le tilleul a, quant à lui, une écorce modérément acide.
Pour plus d’informations :
[1] http://www.afl-lichenologie.fr/Photos_AFL/Photos_AFL_A.htm
[2] L’Érable vol. 43, n°3/2019 Les pages du jeune naturaliste pp : 31-34
[3] Légende de la photo 6 : en 1 Lecidella elaeochroma, en 2 Lecanora chlarotera, en 3 Arthonia radiata et en 4 Arthopyrenia analepta
À bientôt pour une prochaine (re-)découverte…
Bernard