Le long de la Meuse – Semaine 1

Maud nous emmène avec elle dans ses pérégrinations au bord de la Meuse.

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par Maud Servranckx, écopédagogue au Centre Marie-Victorin (CNB)

Ça barbote, ça gargote !

Première semaine de confinement, nous sommes mi-mars. Le fond de l’air est frais, voire encore glacial, même si le soleil radieux tente de nous faire croire le contraire. Nos fréquentes et courtes sorties nous amènent à croiser régulièrement une famille d’ouettes d’Égypte : les parents et leurs onze petits. Quelle jolie ribambelle de petites boules de plumes qui pépient si mignonnement. Heureusement, les ouettes ne doivent pas se plier au confinement. Vous imaginez une famille de treize dans un appartement citadin ?! Dire que c’est peut-être le lot de certains…

Aussi attendrissantes soient nos petites boules, leur nombre n’en demeure pas moins décroissant au fil des jours. De onze, il passe à neuf, puis sept et semble enfin se stabiliser à six. Que s’est-il passé ? Cela serre un peu le cœur d’imaginer ce qui a pu leur arriver. Se sont-ils fait gober par un silure ? Bousculer ou piétiner par d’autres oies dans la mêlée pour avoir une bouchée de pain ? Ou, plus sordide, les parents ont-ils choisi de sacrifier quelques-uns de leurs rejetons pour garantir la survie des autres ? Cela fait froid dans le dos, et pourtant c’est une stratégie, peu fréquente, mais déjà observée notamment chez les foulques macroules et les cigognes pour réduire la taille d’une nichée. Pas de quoi les blâmer. La nature peut se montrer cruelle pour l’œil extérieur non averti. Il faut laisser aux animaux leur instinct de survie. Chacun son métier, les vaches seront bien gardées.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’ouette n’est pas une oie. Elle est plutôt à rapprocher des tadornes.

Voilà donc une disparition non élucidée qui pourrait être commentée au JT de 20h.

En parlant d’affaire non élucidée et de dossier criminel, je ne peux m’empêcher de tempêter intérieurement lorsque je vois tous ces volatiles nourris, voire gavés, au pain. Bien sûr qu’il est tentant de vouloir répondre positivement à ce caneton qui quémande. Mais pourquoi quémande-t-il ? Parce qu’il y a été habitué et que l’homme crée le besoin là où il ne devrait pas y en avoir. Difficile pourtant d’enguirlander ces personnes qui pensent sans doute bien faire et pour qui oies et canards du bord de Meuse sont les seuls animaux « sauvages » qui acceptent de se laisser approcher. Mais à quel prix ? La LRBPO a récemment écrit un article (voir ici) qui explique les impacts dévastateurs du nourrissage des oiseaux des parcs et plans d’eau.

De nombreux panneaux interdisant le nourrissage sous peine d’amende existent bel et bien. Qui peut encore prétendre ne rien savoir ou s’adonner à ce « loisir » la conscience tranquille ? Les oiseaux, eux, ne savent pas lire et, malheureusement, cet instinct de survie si performant leur fait parfois défaut…

© Stéphane Claerebout

C’est ainsi que Thibaut et moi faisons la connaissance d’une cane bien goulue et téméraire qui n’hésite pas à venir becqueter nos chaussures en quête de quelque miche de pain. Nous ne pouvons pas nous empêcher de sourire, attendris par son allure pataude et dandinante en-dehors de l’eau, et tentons de l’éconduire poliment. Tenace la belle ! Puisque c’est ainsi, nous allons prendre le temps de l’observer plus attentivement, ainsi que Monsieur au col vert qui ne la lâche pas d’une semelle.

Le canard colvert, cet oiseau tellement familier qu’il en deviendrait presque invisible ! Pourtant, si l’on y regarde de plus près, comment rester indifférent devant la chatoyante livrée du mâle et celle plus délicate de la femelle ? Avez-vous remarqué comme l’eau ruisselle sur leurs plumes, sans jamais les mouiller ? Quand le colvert sort la tête de l’eau, des petites gouttes bien formées et rondes glissent sur les plumes de sa tête, comme autant de petits diamants. Cette imperméabilité, il la doit à la structure de la plume et la glande uropygienne située près du croupion qui sécrète une substance huileuse avec laquelle les oiseaux enduisent leur plumage. En voilà un beau parka… beaucoup plus esthétique que n’importe quelle combi de plongée !

Le mâle arbore une tête irisée tantôt d’un vert éclatant, tantôt d’un bleu nuit piqué de reflets violacés. Pas besoin de vous frotter les yeux si fort. Vous avez bien vu ! Il s’agit de couleurs structurales et non pigmentaires, c’est-à-dire que la structure de la plume décompose la lumière et la diffracte dans de multiples directions. Profitez-en, ainsi que de ses élégantes crolles noires formées par les quatre rectrices médianes sur le derrière, car ce plumage nuptial laissera place à celui d’éclipse à l’approche de l’été, semblable à celui de la femelle. Si celle-ci n’est pas dotée du même éclat, la finesse de ses plumes qui rappelle le travail de la dentelle ne laisse pas de marbre. Elle et lui partagent pourtant un point commun au printemps : leur miroir alaire, cette zone irisée de l’aile au niveau des rémiges secondaires, dont les couleurs sont propres à l’espèce. Pour le colvert : blanc-noir-bleu-noir-blanc.

© Stéphane Claerebout

Le miroir est une caractéristique des canards de surface. Par « surface », on entend les canards dont on voit dépasser le popotin quand ils s’alimentent sous l’eau et dont la queue reste bien visible quand ils barbotent. Ce sont les « barboteurs », comme le « coin coin » jaune qui flotte dans votre bain, impossible à faire disparaître sous la mousse.

Attribut distinctif que ne semblent pas partager tel quel les individus hybridés.

À propos d’hybridation, j’aperçois de plus en plus de canards colverts hybridés qui n’ont plus tous les caractères « authentiques ». Par exemple, combien de mâles colverts n’ai-je pas croisés portant une belle poitrine blanche plutôt que brun rouille, ou n’ayant plus de fin collier blanc, pourtant typiques du plumage printanier. Pareil pour de nombreuses femelles qui perdent leur dentelle pour une teinte plus sombre et un large poitrail blanc, un peu à la façon du cincle plongeur. Nouvelle mode chez les canards ? Les oies leur emboîtent le pas.

Belles variations colorées qui posent malgré tout question. L’hybridation peut être vue comme la disparition progressive d’une espèce par introgression génétique. C’est par exemple le cas du pigeon biset sauvage et de l’érismature à tête blanche dont les gènes sont respectivement noyés avec ceux du pigeon biset domestique et de l’érismature rousse. Cette dernière est la cousine américaine de notre érismature eurasienne. Invasive, elle se montre particulièrement agressive en période d’accouplement pour l’accès aux femelles à tête blanche.

Il n’est pas évident de se positionner face à ces questions de gestion des espèces invasives. Personnellement, j’ai toujours aimé la bernache du Canada ; affection qui est peut-être née du film « L’envol sauvage » ? Mais la beauté est-il un critère objectif pour garantir la pérennité d’une espèce ? A contrario, les « dégâts » occasionnés par les espèces dites invasives sont-ils un prétexte suffisant pour commander leur exécution sans aucune autre forme de procès ? Qu’auraient à dire ces oiseaux pour leur défense si nous leur laissions la parole ? Et si nous laissions faire la nature, pour une fois, un nouvel équilibre ne se recréerait-il pas ?

Bien qu’elle soit classée dans la liste noire des espèces invasives en Belgique, cela ne nous empêche pas d’apprécier aussi le coloris de l’ouette, son œil orange entouré d’un macaron chocolaté et ses ailes noir et blanc à l’envol qui rappellent les couleurs de l’ibis sacré, autrefois vénéré par les Égyptiens.

Tiens, pendant que nous parlons, l’air s’est rafraîchi. Et il se rafraîchit vite en bord de Meuse. Il fait plus calme, les passants deviennent moins nombreux. Mais nous ne sommes pas seuls pour autant. L’air du soir offre une clarté joyeuse au chant des passereaux printaniers. Cette semaine était celle où nous avons profité pleinement de leurs sérénades : les migrateurs rentrent au compte-gouttes et les arbres n’ont pas encore le houppier touffu. Parfait pour se familiariser avec le ruissellement du rougegorge familier, la flûte enjouée du merle noir, le trille du troglodyte mignon, le petit hennissement de la mésange bleue, le titû répété de la charbonnière… qui sonnent comme un adieu au jour vers 20h30.

Un adieu très court alors, car la semaine suivante se dégotent d’autres anecdotes autour de la flotte.